Textes

ELLA FITZGERALD

L'une de mes premières impressions musicales, c'était elle.

Sur mon petit tourne-disque, à douze ans, je découvrais cette chanteuse, en écoutant les vinyles de mon père.

"How high is the moon?", me disait-il, et nous dessinions ensemble, à quatre mains - moi, la lune, et mon père- l'échelle pour l'atteindre.

"Tu vois, Ella Fitzgerald a atteint la lune", me disait-il. Je ne le comprenais pas très bien, mais je suis resté longtemps sous l'impression de ce mystère: voilà une femme un peu dodue, au sourire désarmant, qui avait l'air si familier et naturel lorsqu'elle chantait, et qui en même temps demeurait dans les espaces intersidéraux auxquels les simples mortels accédaient seulement par sa procuration.

Duke Ellington a eu mille fois raison de dire: "Ella is beyond category". J'ai toujours été imperméable à Billy Holiday, Nina Simone que j'avais découvert plus tard m'impressionnait sans atteindre mon âme, et Sarah Vaughan m'apparaissait comme un monument que l'on admire de loin. Mais Ella Fitzgerald m'avait bouleversé, et m'émeut toujours.

Jim Blackman, son dernier tour manager, avait dit exactement ce que le chanteur Johann Michael Vogl disait de son ami Franz Schubert, un siècle et demi plus tôt : "elle n'avait aucune idée de l'ampleur de son talent/ cet homme ne soupçonnait même pas quelle source il y avait en lui".

Si le combat contre le racisme a été fortement instrumentalisé et dévoyé souvent, au point de devenir parfois du racisme à l'envers, il ne faut pas oublier l'horreur ordinaire qui régnait dans le Sud des Etats Unis à l'époque. Nous, les Européens, nous ne comprendrons jamais les chiens lâchés contres les hommes qui veulent dîner dans un restaurant, les policiers qui tabassent un Miles Davis qui s'est assis sur un banc pour les blancs, les sbires d'un shérif texan qui viennent chercher querelle à Ella Fitzgerald avant son concert, pour la mettre en prison parce qu'ils avaient réussi à trouver un jeu de cartes dans sa loge... Comment comprendre que, malgré l'évidence si éclatante de son talent, il a fallu l'insistance furieuse d'une Marylin Monroe, pour qu'Elle Fitzgerald chante enfin à Mocambo Club de Los Angeles? La voix d'Ella Fitzgerald aurait pu hurler en continu, comme celle d'une bête blessée, elle aurait pu couvrir en sourdine les accents d'une haine légitime, comme un feu qui alimente le swing permanent. Mais non.

Porteuse de joie de vivre toujours, malgré la subtilité et la mélancolie aux mille nuances, la voix d'Ella se déploie sur le ton d'une conversation familière, et même ses notes les plus aigues et porteuses, elle ne les atteint pas en hurlant et en demeurant dessus 37 ans, comme faisait Siméon le Stylite en haut de sa colonne, ou les stars du belcanto au XIXème siècle et les straletttes de la pop, qui s'essayent au vibrato de trois kilomètres. Ella déploie ses aigus à la puissance tranquille et d'une pureté immaculée avec une sorte de conviction solide, nous faisant sentir qu'elle pourrait monter bien plus, mais que la musique ne l'exige pas. Et le vibrato, ce n'est pas un élément naturel qui se déchaîne pour que les âmes ignorantes admirent l'organe, mais c'est un moyen d'expression parfaitement maîtrisé, pour iriser une note par-ci, souligner une harmonie par-là - comme le font les musiciens traditionnels ou les baroqueux lettrés de nos jours.

C'est surtout cette flexion infiniment plastique de sa phrase qui enchante, toujours au bord du risque, jamais perdante face à celui-ci. Et ce sentiment de la musique en train de se créer que l'on éprouve également en écoutant le Trio à l'Archiduc de Beethoven.

Là, sous nos yeux, la musique surgit, simple et inatteignable à la fois.

Lorsqu'Ella ferme ses yeux, c'est comme si elle s'en allait loin, loin d'elle, loin de nous. J'ai toujours l'impression qu'elle va chercher la lune, pour nous la ramener. "How high is the moon?" Elle seule le sait...

Voilà ce qui m'a toujours marqué, c'est cette musicalité absolue, ce goût toujours ajusté et parfait, don inné pour quelqu'un qui n'a pas eu l'occasion d'affiner ses termes de comparaison au cours de longues études. Dans l'escarcelle des trésors permanents et des gloires véritables des nations qui les justifient aux yeux du monde, c'est assurément Ella Fitzgerald qui a apporté, pour l'Amérique, ce que ce grand pays avait de mieux à offrir au monde, pendant ces années-là. Malgré les policiers à chien qui voulaient l'en empêcher.

Plutôt qu'à l'écoute d'elle-même, Ella Fitzgerald est à l'écoute de la musique, et rejoint la source de celle-ci, avec une assurance qui nous indique l'au-delà de la note, l'invisible d'une réalité, et la certitude que la musique précède ceux qui la font.