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"FIN DE PARTIE" DE KURTAG A L'OPERA GARNIER

Un événement tellement attendu ce soir à Paris - l'ultime opéra de Gyorgy Kurtag.

Impressions mitigées cependant...

Je commence par les avantages qui se résument à un lieu et un mot : l'orchestre.

Maître des formes brèves, auteur d'une science musicale immense, pétri de connaissances et de reconnaissances envers ses prédécesseurs, Kurtag développe tout un monde intérieur au sein de l'orchestre dont chacun des impacts, parcimonieusement distribués, est un objet précieux en soi.

Le discours orchestral est continuellement fragmentaire : tantôt un motif monodique (mais orchestré différemment à chaque "étage"), tantôt un solo (exploration des registres limites, où l'on sent que Kurtag maîtrise le poids de chaque note de chaque instrument dans le passage des registres, comme la solitude émouvante du basson dans l'aigu et extrême aigu), le plus souvent des accords faits de clusters consonants ou dissonants, sculptés de telle sorte qu'ils donnent des sensations d'espaces variés. Il y a des champs de profondeur inédits dans les combinaisons orchestrales, au service d'un langage harmonique propre à Kurtag, et on a l'impression d'une musique de chambre perpétuelle: quasiment pas de tutti, sauf à l'épilogue final, alors que les moyens mobilisés sont grands, enrichis par deux accordéons - 5 flûtes (dont piccolo et la flûte basse), les autres bois par trois, piano quart de queue, pianoforte, célesta, cinq percussionnistes disséminés partout dans la fosse, pléthore de cordes (six contrebasses...) Les cuivres, très présents à l'oreille, sont plus limités - deux cors seulement (deux trompettes, dont un bugle, deux trombones, tuba).

Unique signature hongroise - présence du cymbalum, que Kurtag marie très savamment aux pizzicati des cordes, à la harpe, aux cordes pincées du piano, ce qui le démultiplie étrangement.

Contrepartie de cette ambiance très wébernienne aux ponctuations discrètes et sans cesse variées: le silence est tendu, et tout éternuement, toussotement ou grincement de chaise dans la salle est perçu comme faisant partie de la palette sonore, ce qui a provoqué quelques éclats de rire étouffés...

Par ailleurs, l'orchestre est pétri d'énormément de références musicales, de clins d'oeil par évocations furtives : Ravel ("Enfant et les sortilèges"), Stravinsky ("Le Sacre", "Rake's progress"), Monteverdi ("Orfeo"), des fragments des opéras divers, mais aussi des mili-secondes de Schumann ou de Schubert - juste une touche, presque comme référence interne, pour le compositeur lui-même. Egalement, un sens d'auto-ironie, avec des auto-citations subtiles. Par exemple, lorsque Hamm raconte une histoire qu'il a déjà racontée moult fois, à la phrase "Je raconte mal", on entend les deux accordéons reproduire la plus belle trouvaille de "Stele", l'unique oeuvre orchestrale de Kurtag : cet accord extraordinaire orchestré en rebonds multiples.

L'orchestre est sans cesse inventif, mais toujours beaucoup plus intéressant que la partie vocale.

Et je développe en deux points ce qui est, à mon avis, problématique dans "Fin de partie".

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Premier point sensible, le choix du livret. Kurtag a été fasciné par Beckett, ayant déjà écrit deux oeuvres sur les textes de l'auteur irlandais installé à Paris et écrivant en français: "What is the Word" pour voix et orchestre en 1991, et "...pas à pas - nulle part...", pour voix (baryton) et orchestre également en 1998.

On sait que Beckett s'est résolument opposé à la mise en musique de ses oeuvres, comme l'atteste la lettre à un compositeur qui le sollicite : Beckett se dit très intéressé que l'on transpose en musique instrumentale la dramatique de ses pièces, mais pas de ses mots : "... il s'agit d'une parole dont la fonction n'est pas tant d'avoir un sens que de lutter contre le silence, et d'y renvoyer. Je la vois donc difficilement partie intégrante d'un monde sonore" (Lettre à un compositeur, 1954). Un livret d'opéra, on le sait, étire nécessairement le temps d'une pièce de théâtre. Or tout le travail ciselé de Beckett se situe aux limbes de l'immobilité, qu'il entretient très savamment par des répétitions, les renvois, faisant avancer la narration par des pas imperceptibles et interdépendants malgré le huis clos et l'immobilisme choisis dès le départ. Toucher à un élément de cette construction, c'est courir le risque de la faire chavirer. En retenant le texte précis de Beckett, mais en étant obligé d'opérer des coupes (à hauteur de 40%) Kurtag destructure la narration, et perd ce tissu fragile qui permettait à Beckett de durer. La répétition variée, moyen principal de Beckett, s'efface par endroits, la tension narrative tombe, certains monologues de Hamm se détachent du reste, et le fil narratif, au lieu de s'en trouver resserré, se désolidarise. Par exemple, dans la pièce de Beckett Hamm demande dès le début et systématiquement à Clov, son serviteur, si c'est l'heure de son calmant. Chez Kurtag, cette question surgit seulement à la dernière occurrence, lorsque Clov va révéler qu'il n'y a plus de calmant. Ce qui était une ligne de tension chez Beckett, devient simplement une nouvelle information et une surprise chez Kurtag. La dimension d'aboutissement face à la boite vide des calmants est estompée. Il y a des dizaines d'exemples comparables. On s'ennuie, surtout dans le deuxième tiers de l'oeuvre, malgré la partie centrale et sans doute la plus réussie qu'est le dialogue entre Nagg et Nell, où l'interaction entre voix et orchestre, ainsi qu'entre les personnages, redonne un dynamisme, s'installe dans une forme de mouvement qui a du souffle.

Mais le temps statique nous rattrape. Le temps s'est étiré, il faut le négocier. Voilà, pour moi, le défaut principal de "Fin de partie" - Kurtag ne sent pas la totalité du temps. Sont peut-être en cause l'univers propre de Kurtag, dédié à la forme brève, à la dimension intime, la durée de l'écriture (8 ans) qui peut faire perdre de sentiment de l'arche global du temps, l'âge avancé du compositeur (90 ans au moment d'achèvement). Ressentir la totalité du temps long, le poids des parties, est un don divin par dessus tous les dons, et c'est le Wagner de Parsifal (ainsi que Strauss de Salomé) qui le possèdent à un degré inégalé.

Le résultat, c'est que les monologues de Nagg, personnage principal, deviennent interminables, et l'on fait face à une évidence ressentie semble-t-il par l'ensemble de la salle: on entend quelqu'un raconter longuement des choses inintéressantes. Et ceci travaille contre la perception globale de l'oeuvre : alors que chaque objet sonore est une merveille en soi, avec de véritables trouvailles inédites parfois, l'ensemble donne sur la durée un sentiment de l'absence de couleur! Comme une multitude de tâches colorées qui défilent devant nos yeux, créant à la longue la sensation du gris généralisé.

Très curieux effet, néfaste pour la dimension narrative.

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Deuxième point, l'écriture vocale. Lorsqu'on observe les compositeurs de la fin XXème - XXIème siècle, très peu ont innové celle-ci, et dans "Fin de partie" Kurtag ne fait hélas pas exception. Alors que son orchestre lui appartient, l'écriture vocale reste souvent convenue, héritière d'une certaine tradition allemande, avec son parlé-chanté post-schoenbergien. Peut-être ai-je des représentations trop convenues à mon tour, mais le défi de l'opéra c'est avant tout l'union du son et du sens, le chant dans l'acceptation aussi vaste qu'on le voudrait - or c'est là où la plupart buttent contre un obstacle, parce que les moyens d'expression occidentale sont à un certain degré épuisés, dans ce domaine plus que dans d'autres. C'est un défi que de le renouveler - un défi que Kurtag ne se propose nullement. Beethoven admirait la Flûte enchantée parce qu'il y trouvait réunies toutes les formes musicales. Et les grands compositeurs d'opéra, même lorsqu'ils limitaient le nombre de leurs personnages, tentaient de tirer tout le parti des moyens offerts. Car en effet il faut trouver ces moyens pour faire dialoguer des personnages, pour créer des duos, des trios, des quatuors, des quintettes, des sextuors... Ce ne sont pas simplement des démonstrations de puissance - c'est aussi un moyen de renouveler l'écoute. Chez Kurtag, trois personnages sur quatre sont immobiles : Hamm (baryton-basse) dans son fauteuil roulant, et ses parents Nagg ("ténor bouffe", précise le compositeur) et Nell (mezzo soprano), figés dans une poubelle chacun. C'est beaucoup pour deux heures. Il y a quelques dialogues, un très bref duo à la fin (entre Clov et Hamm)... Mais ce sont surtout des monologues. On peut dire que pour Kurtag il s'agit d'un choix, mais ce choix n'est pas convainquant. J'en veux pour preuve la remarque d'une spectatrice "Il auraient dit le texte, avec l'accompagnement de l'orchestre, cela reviendrait au même".

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Deux heurs d'immobilité, d'une couleur unie, sans affects, avec quelques promesse de tension narrative... il faut négocier cela. Il faut tenir compte de la capacité perceptive de l'auditeur, figé lui aussi dans sa chaise durant deux heures. Il faut prendre en charge la fatigue naturelle, les capacités sensorielles - déjà Mozart était parfaitement conscient, très attentif à ne pas lasser le spectateur, prenant en charge sa fatigue, lorsqu'il s'exprime sur les finales par exemple, qui doivent être "rapides et courtes". Ce fut la préoccupation constante d'un Gérard Grisey : tenir compte de la réalité de la perception, et surtout de la perception dans la durée.

Kurtag n'en tient absolument pas compte, et c'est dommage. C'est un immense compositeur, mais son opéra, présenté "l'un des plus grands chef-d'oeuvres du répertoire opératique du XXIème siècle" donne l'impression du contraire, d'un opus qui ne correspond pas aux immenses attentes qu'il avait suscitées. C'est un long récitatif parlé-chanté, mais est-ce vraiment de l'opéra? Une oeuvre qui amplifie ad nauseam l'idée du confinement et du temps infini après l'arrêt du temps, ce mouvement de la fin qui ne finit pas de finir - soit. Mais opéra?

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Plus globalement, l'oeuvre de Kurtag signifie peut-être un certain épuisement des moyens de la musique occidentale. Il est remarquable de constater, alors que les fondements mêmes de la civilisation européenne sont mis à mal de façon excessive, à quel point l'opéra, le genre par excellence qui est appelé à se renouveler, reste tributaire d'un passé finissant, d'une fin de partie, d'un univers sans énergie, sans renouvellement, épuisé quant au sens et qui touche aux limites de son expression.

Pourtant, un autre avenir pour l'opéra est possible.