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SKRIABINE

Vraiment, la musique russe est la plus variée qui soit, rien ne lui manque, ni la sentimentalité sensible et touchante (Tchaïkiovski), ni la sentimentalité qui risque de basculer dans la vulgarité (Rachmaninov), ni la sauvagerie primitive devenue modernité (Stravinsky), ni la sauvagerie industrielle devenue primitive (Mossolov), ni la jovialité solaire (Prokofiev), ni le dramatisme exacerbé (Chostakovitch), ni le raffinement aristocratique et diaphane, ni le mysticisme affirmé et incandescent (Skriabine pour les deux).
Skriabine, mort bizarrement pour avoir gratté un petit bouton au-dessus de sa lèvre, le jour où s'achevait son bail locatif. Skriabine, atteint de synesthésie (faculté involontaire d'associer un son à une couleur précise), comme Olivier Messiaen, mort le même jour 77 ans plus tard.
Même s'il émerge de plus en plus ces dernières années, Skriabine est longtemps resté dans l'ombre de ses contemporains.
Avec Berlioz, Sibelius ou Janacek il fait partie des génies non-nécessaires - des parcours tellement singuliers, "imprévus" par l'évolution musicale qui en même temps rendent à l'art sa vraie raison d'être.
Le seuil du XXème siècle est celui où l'art occidental cherche frénétiquement des modèles d'ailleurs, ayant éclaté le carcan de ses formes autochtones et fuyant l'artifice et la convention, emblèmes de la mort.
Ce sont les musiques extra-européennes, l'intérêt pour le jazz naissant, ce sont les modèles de la nature, d'abord dans l'impression qu'elle laisse, et plus tard dans son analyse scientifique (l'école spectrale française, rejetant explicitement tout modèle littéraire, sociologique, pictural, philosophique, va se tourner vers le son lui-même passé au crible de l'ordinateur, le son dans ses composantes, dans sa naissance, évolution dans le temps et sa chute... )
Skriabine est l'un des rares à avoir cherché cet ailleurs hors terre, s'être mis en quête du "feu clair qui remplit les espaces limpides".

A l'instar des soufis persans (dont Rumi en tête), la musique pour Skriabine est avant tout un mode d'accès privilégié au divin. Affranchi de la crispation chrétienne de la sexualité et immergé dans la théosophie de sa compatriote Helena Blavatsky, c'est dans le "Poème de l'extase" que Skriabine exprime, par un long texte d'abord qui a précédé à la composition musicale et par de nombreuses remarques dans la partition, ("avec une volupté de plus en plus extatique", indique-t-il) une sorte d'union orgiaque entre l'élévation spirituelle et l'extase amoureuse. Un accord de Skirabine, c'est la libellule aux reflets d'or et de turquoise faisant l'amour à la pivoine blanche, alors que l'on a le sentiment d'un taureau producteur qui monte indifféremment la n-ième vache qu'on lui présente avec certaines brusqueries de Prokofiev ou de Chostakovitch, et l'on se trouve dans une maison close de province russe "à la Paris" aux parfums de calendula périmée avec certains accords aguicheurs de Rachmaninov.

S'éloignant de ses modèles initiaux que sont Chopin et Liszt, compositeurs que sa mère pianiste, morte prématurément après la naissance de son fils, interprétait avec une finesse incomparable, Skriabine écrit une musique de plus en plus libre, personnelle, "intoxicante" - pour piano surtout, mais aussi pour l'orchestre. On se sent de plus en plus envahi par elle et l'on a du mal à s'en défaire. Aussi, lorsqu'on pénètre la subtilité de sa pensée, la manière dont il affine son écriture pour la rendre souple et mouvante, on est presque dérangé par la relative brutalité d'autres compositeurs qui précèdent ou suivent... Dans sa dixième sonate toute armure a disparu, il n'y a plus de tonalité, il n'y que la continuité flexible, à l'image de la flamme indomptable qui a toujours été son modèle.

A partir d'un moment donné sa musique se tourne tellement vers lui même et vers les sphères qu'elle évolue en interne, sans contact avec la production de son temps, sans incidences visibles qu'aurait laissé sa vie pleine de soubresauts pourtant (divorce douloureux, voyages forcés, mort successive de deux de ses enfants)
Il est animé d'une "douce ivresse" et - malgré l'extrême solitude (à Paris il n'est en contact avec aucun des musiciens illustres dont la capitale ne manque pas pourtant) - d'une foi absolue, paroxystique en la portée de son oeuvre. Il est persuadé par exemple que lors de la première exécution du "Poème de l'extase" les astres vont s'aligner et l'humanité franchira un seuil nouveau de son existence.
On peut ne pas adhérer aux conceptions métaphysiques de Skriabine tout en appréciant sa musique. Mais on doit lui être reconnaissant de nous rappeler avec force la distinction entre l'art et le produit de consommation culturelle, entre les calculs mesquins de carrière au bal des hypocrisies mondaines et l'élan prométhéen, quand bien même il apparaîtrait naïf ou exagéré.
Dans son journal, Skriabine note :
"Je m'en vais dire aux gens qu'ils sont forts et puissants, qu'il n'y a rien à déplorer, et qu'il n'y a pas de pertes ! Qu'ils n'aient pas peur du désespoir qui seul peut faire naître le vrai triomphe. Est fort et puissant celui qui a éprouvé le désespoir et qui l'a vaincu".